Des médicaments dans l’eau potable ?
Que faut-il en penser ?

ORIGINE DU PROBLEME

Les médicaments que nous consommons ne sont pas conçus pour être métabolisés par le corps humain. Une partie importante des médicaments absorbés est excrétée dans les urines et les fèces et se retrouve dans l’environnement via les stations d’épuration. Ces dernières n’ont que peu d’effet sur les substances médicamenteuses.

Ils ne sont pas non plus conçus pour avoir une faible durée de vie une fois qu’ils sont disséminés dans l’environnement, principalement en solution dans l’eau : nappes phréatiques, rivières, lacs.

Comment se fait la contamination ?
  • Comme évoqué précédemment : excréments humains – stations d’épuration – épandage de boues et eaux résiduaires.
  • Chemin similaire pour les médicaments pour animaux par épandage de lisier (mais bien souvent sans passer par une station d’épuration qui, de toutes façons, aurait une efficacité très limitée).
  • Chemin encore plus court dans le cas de l’aquaculture.
  • Elimination de médicaments inutilisés dans les toilettes ou tout autre moyen inapproprié.

SITUATION ACTUELLE

SUBSTANCES DETECTEES – MWRA

Substances les plus fréquemment retrouvées suivant MWRA (Massachusetts Water Resources Authority) 2011.

MEDICAMENTS :
  • Acétaminophène
  • Caféine
  • Carbamazépine
  • Fluoxétine
  • Gemfibrozil
  • Ibuprofène
  • Iopromide
  • Sulfaméthoxazole
  • Triméthoprime
HORMONES :
  • Estradiol
  • Estrone
  • Ethinylestradiol
  • Progestérone
  • Testostérone
Molécules trouvées dans l’eau de 24 grandes villes des USA
Source : Associated Press, Jeff Donn et al., Drugs found in drinkig water, 2008.

Molecule (En) Molécule (Fr) Frequence
caffeine Caféine 9
meprobamate méprobamate 7
phenytoin phénytoïn 7
carbamazepine carbamazépine 6
codeine codéine 4
sulfamethoxazole sulfaméthoxazole 4
cotinine cotinine 3
ibuprofen ibuprofène 3
acetaminophen acétaminophène 2
azithromycin azithromycine 2
dehydronifedipine dehydronifédipine 2
naproxen naproxène 2
amoxicillin amoxicilline 1
clofibric clofibrique (acide) 1
diclofenac diclofénac 1
diphenhydramine diphénhydramine 1
estradiol estradiol 1
estrone estrone 1
monensin monensine 1
prednisone prednisone 1
roxithromycin roxithromycine 1
sulfathiazole sulfathiazole 1
tetracycline tétracycline 1
tylosin tylosine 1
virginiamycin virginiamycine 1

Il faut préciser que ces listes sont très dépendantes de la précision des analyses et, bien sûr, des substances recherchées.
Ceci les rend d’un intérêt modéré.

REGLEMENTATION POUR L’EAU POTABLE

Le discours officiel considère que l’incidence sur la santé des médicaments présents dans l’eau est faible ou incertain et qu’il est donc prématuré de fixer des normes.
A notre connaissance, il n’existe aucune réglementation relative aux concentrations de molécules médicamenteuses que ce soit dans l’eau de boisson ou dans les effluents de stations d’épuration [à l’exception de l’Australie]. (New Republic, This New Study Found More Drugs in Our Drinking Water Than Anybody Knew, 2013 )

Tout cela n’est pas sans rappeler le cas de l’amiante : les premiers effets nocifs ont été décelés dès 1898 au Royaume-Uni et dès 1906 en France mais il a fallu attendre 1998, soit un siècle, pour aboutir à une interdiction de toutes les formes d’amiante (COMEST commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies, Le principe de précaution, 2005)

REGLEMENTATION POUR L’AMM

Aux Etats Unis, lorsqu’un laboratoire demande une autorisation de mise sur le marché (AMM) pour un nouveau médicament, il doit déterminer une estimation de la concentration future de ce médicament dans l’environnement. Ceci tient compte du nombre de consommateurs estimé, des quantités rejetées par le corps, de sa dégradation dans l’environnement. Si la concentration estimée dans l’environnement (dans l’eau) est supérieure à 1 ppb la FDA (Food & Drug Administration) peut demander un complément d’étude. Source : Dawn Fallik, This New Study Found More Drugs in Our Drinking Water Than Anybody Knew, 2013

POISSONS ET OESTROGENES

L’impact des molécules médicamenteuses sur les animaux marins, et en particulier les poissons, est un un sujet qui n’est plus discuté. Les substances mises en cause sont, en premier lieu, les œstrogènes qui provoquent une féminisation des poissons mâles au point que ces dernier peuvent produire des œufs. Il n’est pas certains que les oestrogènes soit les seuls responsables, de plus en plus de chercheurs pensent qu’un cocktail de substances est à l’origine de ces perturbations (Futura Sciences, Féminisation des poissons des rivières : de nouveaux produits en cause, 2009).
Le problème a été détecté dans le Potomac, fleuve traversant Washington, en 2002. Près de 42% des individus d’une variété de perches (Perche d’Amérique à petite bouche, Micropterus dolomieu) mâles possédaient à la fois des tissus testiculaires et ovariens. Une autre étude a détecté près de 80% d’anomalies sexuelles pour la même espèce de poissons.
Source : National Geographic News, Cocke W, Male Fish Producing Eggs in Potomac River, 2004.

POISSONS ET ANTI-DEPRESSEURS

Des chercheurs de l’université de Wisconsin-Milwaukee se sont intéressés au comportement de vairons mâles (Phoxinus phoxinus, espèce couramment utilisée par les laboratoires de biologie) exposés à de la fluoxétine, molécule commercialisée sous le nom de Prozac.
A 1ppb, concentration fréquente dans les eaux d’épuration, des troubles importants de la libido ont été observés. Lorsque la dose est augmentée, le comportement des mâles devient agressif allant jusqu’à tuer les femelles.
Cf. Environmental Health News, Bienkowski B., Fish on Prozac: Anxious, anti-social, aggressive, 2013.
Plus de détails dans USGS, Intersex fish Endocrine disruption in smallmouth bass.

CANCER DE LA PROSTATE

Une étude publiée en 2011 dans BMJ Open (Margel, Fleshner, Oral contraceptive use is associated with prostate cancer: an ecological study, 2011 a mis en évidence une forte corrélation entre l’utilisation de contraceptifs féminins oraux et la fréquences de cancers de la prostate. Cette corrélation n’existe pas pour les autres formes de contraception.
Certes, une corrélation seule, ne permet pas de conclure à une relation de causalité mais simplement à une suspicion de relation de causalité.

ANTIBIOTIQUES

L’utilisation des antibiotiques ne se limite pas à la médecine humaine. Ils sont aussi largement utilisés en médecine vétérinaire. Des chercheurs de l’université de Princeton ont découvert que les porcs pouvaient consommer en moyenne, dans les pays de l’OCDE, 172 mg d’antibiotiques par kilogramme d’animal contre 148 mg pour les poulets et 45 mg pour les bovins.
Cf. Princeton Environmental Institute, White A., Antibiotic effectiveness imperiled as use in livestock expected to increase 67 percent by 2030, 2015.
Cf. Baresel C. et al., Pharmaceutical residues and other emerging substances in the effluent of sewage treatment plants, 2015.

POINT DE VUE DES SCIENTIFIQUES

Il faut d’abord noter que si de nombreux articles abordent ce problème, peu de travaux scientifiques sont disponibles pour se faire une opinion aussi objective que possible. Evidemment, les laboratoires pharmaceutiques doivent être peu enclins à financer ce genre de recherches !

OMS

Faute d’une réglementation pour ces substances, il est logique de se poser la question : comment déterminer les concentrations acceptables ?
L’OMS traite ce sujet et fait une synthèse dans le document WHO, Pharmaceuticals in Drinking-water, 2011 dont voici la traduction d’un extrait.
« Dans le cas des produits pharmaceutiques à usage humain, le critère de la santé était une dose journalière admissible (DJA) calculée en divisant la dose thérapeutique quotidienne la plus faible par des facteurs de sécurité allant de 1000 à 10 000. L’utilisation de la dose thérapeutique quotidienne la plus faible comme point de départ des valeurs guides ou pour estimer le risque a été adoptée par d’autres (Webb et al., 2003 ; Schwab et al., 2005 ; DWI, 2007 ; Versteegh et al., 2007 ; Bull et al., 2011). Concernant les métabolites pharmaceutiques dans les eaux de source, il a été considéré que l’activité des métabolites est généralement plus faible que celle du composé parent, et l’application de facteurs de sécurité de l’ordre de 1 000 à 10 000 devrait fournir une marge suffisamment prudente. »
Pour résumer, la dose thérapeutique quotidienne la plus faible doit être divisée par un facteur de 1 000 à 10 000 suivant qu’il s’agit d’une molécule de base ou d’un métabolite.

Les valeurs des coefficients de sécurité à utiliser diffèrent légèrement suivant les sources. Ce sujet est largement discuté dans Australian Government, National Health and Medical Research Council, Australian Guidelines for Water Recycling, 2008 qui retient aussi une plage de valeurs allant de 1000 à 10 000 mais appliquée différemment.
Voici la traduction d’un extrait du document.
Il est de pratique courante d’appliquer des facteurs de sécurité (ou d’incertitude) pour déterminer des valeurs de référence à partir des données de base pour les produits chimiques à seuil (dans ce cas les doses thérapeutiques les plus faibles recommandées) conçues pour protéger la santé humaine. […] les facteurs de sécurité suivants ont été appliqués.
  • Pour tous les produits pharmaceutiques on applique un facteur de sécurité de 1000, comprenant :
    • 10 pour les différences de réponse entre les humains, y compris les individus sensibles (Variation intraspécifique)
    • 10 pour la protection des sous-groupes sensibles, y compris les enfants et les nourrissons
    • 10 car la dose thérapeutique quotidienne la plus faible n’est pas un niveau sans effet
  • Cytotoxiques : un facteur de sécurité supplémentaire de 10 est appliqué en raison du niveau plus élevé de toxicité associé à ces composés
  • Stéroïdes hormonaux actifs : un facteur de sécurité supplémentaire de 10 est appliqué, au motif que les effets potentiels sur la fonction hormonale et la fertilité sont indésirables chez les personnes non traitées.

TRAVAUX DIVERS

FRANCE
Une étude réalisée dans le Nord-Ouest de la France a montré que « Les psychostimulants, les anti-inflammatoires non stéroïdiens, les produits de contraste iodés et les anxiolytiques étaient les principales classes thérapeutiques de composés pharmaceutiques humains détectés dans les eaux de surface et l’eau potable. »
Article dans Journal of Environmental Monitoring, September 2011 :
« Contamination levels of human pharmaceutical compounds in French surface and drinking water. »
Attente de la réception du texte complet demandé le 26/01/2016.

CHINE
Des chercheurs chinois ont analysé l’eau potable de 13 grandes viles du pays (Beijing, Yancheng, Nanjing, Hangzhou, Shanghai, Wuhan, Changsha, Xiamen, Guangzhou, Zhuhai, Macau, Shenzhen et Hong Kong). Ils ont réalisé 113 prélèvements et recherché 32 molécules de produits pharmaceutiques.
Voici la traduction du résumé des résultats de ces analyses :
« Nous avons détecté 17 produits pharmaceutiques dans 89% des échantillons, avec la plupart des concentrations détectables (92%) inférieures à 50 ng/L. La caféine (valeur médiane, valeur maximale en ng/L : 24,4-564), le métronidazole (1,8-19,3), l’acide salicylique (16,6-41,2), l’acide clofibrique (1,2-3,3), la carbamazépine (1,3-6,7) et le dimétridazole (6,9- 14,7) ont été trouvés dans = 20% des échantillons.[…] »
Source : Ho Wing Leung et al., Pharmaceuticals in Tap Water: Human Health Risk Assessment and Proposed Monitoring Framework in China, 2013.

CONCENTRATIONS ACCEPTABLES

METHODE DE DETERMINATION DES CONCENTRATIONS ACCEPTABLES

Nous appliquons ici la méthode proposée par l’OMS avec un coefficient de sécurité k1 = 10 000 pour les molécules de base et k2 = 1 000 pour les métabolites.
Il nous faut préciser que de tels facteurs de sécurité sont en accord avec les usages en toxicologie car ils tiennent compte du fait que :
  • plusieurs molécules peuvent avoir des effets similaires (par exemple plusieurs anti-dépresseurs)
  • la durée de consommation (quelques semaines pour une prescription médicale, parfois des années quand la molécule est dans l’eau potable)
  • la variabilité intra-espèce
  • les individus à risque.

Exemple pour la fluoxétine (Prozac)
Indication : épisodes dépressifs majeurs, TOC.
La posologie minimum est de 20mg/jour.
On ne doit absorber quotidiennement, au travers de l’eau potable, que 20mg / k1 = 2µg
En supposant qu’un adulte consomme 2 L d’eau par jour, la concentration de fluoxétine ne doit pas dépasser 1 µg/L = 1 ppb.

Exemple pour l’estradiol (Oestrodose )
Indication : traitement hormonal substitutif (THS) du déficit en oestrogènes chez les femmes ménopausées, prévention de l’ostéoporose.
La posologie minimum est de 0.75mg/jour.
On ne doit absorber quotidiennement, au travers de l’eau potable, que 750µg / k1 = 0.075µg
En supposant qu’un adulte consomme 2 L d’eau par jour, la concentration d’estradiol ne doit pas dépasser 0.038 µg/L = 0.038 ppb = 38 ppt.

Exemple pour l’ethinylestradiol (EE2)
Indication : c’est l’œstrogène actif par voie orale le plus utilisé au monde.
La posologie minimum est de 20 µg/jour.
On ne doit absorber quotidiennement, au travers de l’eau potable, que 20µg / k1 = 2ng
En supposant qu’un adulte consomme 2 L d’eau par jour, la concentration d’éthinylestradiol ne doit pas dépasser 1 ng/L = 1 ppt.

PRECISION REQUISE POUR LES MESURES

Nous venons de voir, à travers les exemples précédents, que les concentrations acceptables sont très variables suivant les molécules recherchées : de 1ppb à 1ppt dans ces exemples.
Il s’ensuit que la précision requise pour les analyses est fonction des molécules recherchées.
La Directive Cadre sur l’Eau (DCE) 2009/90/EC du 31 juillet 2009 définit les notions de limite de détection (LOD) et limite de quantification (LOQ).

limite de détection : le signal de sortie ou la valeur de concentration au-delà desquels il est permis d’affirmer avec un certain degré de confiance qu’un échantillon est différent d’un échantillon témoin ne contenant pas l’analyte concerné.

limite de quantification : un multiple donné de la limite de détection pour une concentration de l’analyte qui peut raisonnablement être déterminée avec un degré d’exactitude et de précision acceptable. La limite de quantification peut être calculée à l’aide d’un étalon ou d’un échantillon appropriés, et peut être obtenue à partir du point le plus bas sur la courbe d’étalonnage, à l’exclusion du témoin.

Ceci est complété par l’article 4 « Critères de performance minimaux pour les méthodes d’analyse » :
Les États membres veillent à ce que les critères de performance minimaux de toutes les méthodes d’analyse utilisées soient fondés sur une incertitude de la mesure inférieure ou égale à 50% (k = 2), estimée au niveau des normes de qualité environnementale applicables, et sur une limite de quantification inférieure ou égale à une valeur de 30% des normes de qualité environnementale appropriées.
En l’absence de norme de qualité environnementale appropriée pour un paramètre donné ou en l’absence de méthode d’analyse répondant aux critères de performance minimaux visés au paragraphe 1, les États membres veillent à ce que la surveillance soit effectuée à l’aide des meilleures techniques disponibles n’entraînant pas de coûts excessifs.

L’arrêté relatif aux méthodes d’analyse des échantillons d’eau et à leurs caractéristiques de performance DGS/SD7A/30-07-2003, quant à lui, définit :

La limite de détection est :
  • soit trois fois l’écart-type à l’intérieur du lot d’un échantillon naturel contenant une concentration peu élevée du paramètre,
  • soit cinq fois l’écart-type à l’intérieur du lot d’un échantillon vierge.
La limite de quantification est la plus petite valeur à partir de laquelle il existe un résultat de mesure avec une fidélité suffisante. Elle doit être calculée selon le paragraphe 5.1.3.3 de la norme française XP T 90-210 de décembre 1999.

Il faut noter que cet arrêté précise, en outre, pour chaque substance, la LOD et la LOQ sans indiquer quelle règle a été précisément appliquée pour les définir.
Il est néanmoins manifeste que LOD et LOQ sont assouplies avec l’accroissement de la difficulté analytique, ce qui est compréhensible.
A titre de comparaison, pour une difficulté analytique comparable (100ng/L ou 100ppt), la plupart des pesticides ont une LOD définie à 25% de la valeur paramétrique et une LOQ à 5%. Ces deux valeurs sont complétées par la note « valeur d’objectif ».

METHODES D’ANALYSE

La recherche de molécules dans l’eau à des concentrations de l’ordre du ppt requiert des techniques d’analyse particulièrement performantes.
Dans le document suivant, les auteurs revendiquent des LOD de l’ordre du ppt pour les antibiotiques.
Article dans Environmental Science and Pollution Research, Qiang Xue et al., Ultra-high performance liquid chromatography-electrospray tandem mass spectrometry for the analysis of antibiotic residues in environmental waters, June 2015.